La chaise jaune d’Arne Jacobsen

La chaise jaune a atterri au CNL par hasard. Elle ne lui était pas destinée mais, le modèle initialement commandé n’ayant pas été livré à temps pour l’ouverture du Centre en 1995, un concours de circonstance fit en sorte que ce soit la fameuse 3107 de l’architecte et designer danois Arne Jacobsen (1902-1971) qui prit place dans la salle Tony Bourg. Elle rejoignait ainsi tous les effets, meubles et outils de travail qui constituaient à l’époque une sorte de dot ou ce qu’on appelle encore, dans le jargon administratif, un « premier équipement ».

L’expression « faire partie des meubles » suggère qu’en raison de sa fonctionnalité, cette chaise pourrait bien n’avoir servi que de support impersonnel, mobile et empilable lors de diverses réunions, conférences, lectures et présentations. Toutefois, l’objet qui, de face, ressemble à une flèche alanguie comme les montres molles du peintre Dalí, est une icône de l’histoire du design scandinave (la série 7 de Jacobsen est la chaise la plus vendue et la plus copiée dans le monde) qui, bien qu’ayant vu le jour en 1955, permettait encore quarante ans plus tard d’imposer sa modernité entre les poutres anciennes et le parquet vieilli. C’est ainsi qu’elle attira l’attention de l’un des nombreux auteurs qui prirent place sur son assise. D’objet, elle devint soudain sujet littéraire et, dix ans après son installation, fut fictionnalisée, en même temps que sa demeure (« das Kulturhaus ») et sa directrice (« Frau Dr. Gundula von Gandersheim », alias Germaine Goetzinger), dans les pages du roman Der Vortrag de Mario Fioretti :

« Tatsächlich hatten sich an jenem Abend zahlreiche Leute zum Vortrag von Professor Emil Horatio im Kulturhaus eingefunden. Einige hatten bereits eine Viertelstunde vor Beginn des Vortrags auf ihren gelben Stühlen Platz genommen, auf jenen dekorativen Stühlen also, welche dem Raum dank ihrer ausgefallenen Farbe eine eigenartige und zugleich auch einzigartige Aura zu verleihen wussten. »[i]

Cette porosité entre le support et son environnement invite à penser que, si une chaise demeure certes un « siège », elle est susceptible de représenter davantage qu’un « simple objet utilitaire »[ii]. À sa création, la chaise 3107 n’était pas censée être « décorative » ; sa sobriété, son absence d’ornements aussi bien que ses matériaux, ses couleurs vives et sa robustesse constituaient surtout les signes distinctifs d’un renouveau initié par les designers du courant fonctionnaliste danois quant à la manière de concevoir du mobilier. Et, curieusement, un phénomène similaire apparaît dans la littérature des années 60 au Luxembourg. Dans le documentaire Futtballspill am Schnéi[iii] consacré à l’écrivain Roger Manderscheid en 2014, Germaine Goetzinger se souvient de sa première rencontre avec l’auteur en 1968. C’était à Dudelange où, invité à venir faire une lecture devant une assemblée d’étudiants, Manderscheid lui avait fait forte impression en présentant un texte « expérimental ». Ce texte parlait d’une chaise.

« Dieser Stuhl, den ich meine, den ich sehe, den ich fühle, auf dem ich sitze, den ich besitze, der unter mir sitzt, dem ich aufsitze, der Stuhl meiner Träume, ein traumhafter Stuhl […] ein Stuhl der Aufsehen erregt, kein Stuhl der Aufsehen erregt, ein Stuhl wie alle andern, ein einfacher Stuhl, einfach ein Stuhl […] ».[iv]

Bien que théorisé, l’objet peut être rattrapé par sa fonctionnalité. En avril 2017, les modèles 3107 de la salle Tony Bourg ont été remplacés. Esthétiquement, la séduisante matérialisation de la modernité faisait l’unanimité ; en pratique, elle s’était, avec le temps, avérée inconfortable.

« Et war e Stull. Et soutz een drop. Et war ee vun eis. Et war eise Stull. E stoung schon éiweg do. »[v]

Ludivine Jehin

 

[i] Mario Fioretti, Der Vortrag. Das Buch zum Haus, Esch-sur-Sûre, Op der Lay, 2005, p. 118.

[ii] Charlotte & Peter Fiell, Chaises. 1000 chefs-d’œuvre du design du XIXe siècle à nos jours, Paris, Éd. de la Martinière, 2013, p. 8.

[iii] E Futtballspill am Schnéi. Erënnerungen un de Roger Manderscheid [film], réalisation Anne Schiltz et Tom Alesch, Bertrange, Samsa Film, 2014.

[iv] Tapuscrit du texte Stühle, issu du Fonds Roger Manderscheid, CNL L-365; I.6.11.

[v] Guy Rewenig, Still, dans : « Krenonzengnondiblönamol, bei mengem Känki, déi hu mech duerchkuckt... : Erënnerung un de Roger Manderscheid, 01.03.2016 », dans : Fundstücke/Trouvailles, n° 2, 2016, p. 55-66, ici p. 56.

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