Objet du mois, juin 2025

« Piéger » des mots à la dérive : « L’Offrande tropicale » d’Edmond Dune

« Ne coupez aucune de ces feuilles / dépliez seulement lisez et / repliez ». Telle est la consigne apposée sur la page de titre du numéro 3 de Dire, achevé d’imprimer le 19 février 1967 sur la presse de Jean Vodaine. Pour découvrir l’extrait ci-contre de L’Offrande tropicale, il est indispensable de la suivre. Les associations générées par les lettres du mot « tropiques » se déploient en effet sur une carte dépliable faisant partie intégrante de l’Essai simultané de localisation, piégeage & naturalisation du mot TROPIQUES. Si la facture du numéro entièrement imprimé sur des feuilles dépliables annonce les poèmes-affiches qui constitueront plus tard la marque de fabrique de Dire, le long poème de Dune vivra sa propre vie en dehors du périodique, d’abord grâce à deux éditions de luxe réalisées par Vodaine : celle de 1984 accompagnée de gravures de Michel Heintz ainsi que l’exemplaire unique de 1992 illustré par Thierry Lambert, conservé à la BnL. La composition de 1967 a aussi été reprise dans le premier tome des Œuvres de Dune publiées aux éditions Phi, où elle est placée à la suite d’autres textes destinés à l’Introduction à la poésie expérimentale, restée inédite du vivant de l’auteur.

Dans le titre de L’Offrande tropicale, on perçoit d’abord l’écho de L’Offrande musicale (Musikalisches Opfer) de Johann Sebastian Bach, une œuvre qui, d’après un recueil d’aphorismes inédit de Dune, aurait été composée « pour la seule jouissance de l’esprit et de l’imagination » (Défrichements/Déchiffrements, Fonds Edmond Dune, CNL L-113 ; I.1.3-21) et dont l’écriture contrapuntique a inspiré les métamorphoses que l’auteur impose au mot « tropiques » dans les « exercices d’assouplissement préliminaires ». La « marche-arrière » (SEU QI PORT) et l’« élongation » (T R O P I Q U E S) constituent des réalisations typographiques du mouvement rétrograde (ou Krebsgang, sans doute à mettre en relation avec le Tropique du Cancer) et de l’augmentation, deux principes de transformation applicables à un thème musical. D’autres auteurs, dont Dune lui-même dans XXIV Poèmes pour cœur mal tempéré (1967), se sont attelés à suivre des modèles musicaux, alors même que ce type de transposition est quasiment impossible à réaliser. Le poète qui, au cours des années 1980, tentera en vain de rejoindre l’Oulipo, propose aussi des anagrammes ainsi que des développements mettant en œuvre des figures rhétoriques, évidemment celles que l’on qualifie de « tropes » (la métaphore, la métonymie et la synecdoque). Enfin, pour ne pas négliger le signifié du mot « tropiques », il consacre quelques passages à la zone intertropicale : sa faune (« iguane », « ouistiti ») est présente dans l’extrait ci-contre… où l’on découvre aussi, en capitales, le syntagme « tristes tropiques ». Bien que l’allusion au livre de Claude Lévi-Strauss paru en 1955 semble confirmée par la présence du mot « super-Strauss » quelques pages (dépliables) en amont, cette apparition en dit long sur la logique associative qui génère sans doute tout le texte : elle s’inscrit en effet dans un récit comportant des noms bibliques a priori dépourvus de tout lien avec les tropiques, dont Holopherne, Jean-Baptiste et… Salomé, personnage principal d’un opéra de Richard Strauss. 

Décidément, pour lire L’Offrande tropicale, il ne suffit pas de déplier les feuilles : pour passer d’une page et d’une ligne à l’autre (ou pour passer la ligne, à l’image des navigateurs), il faut faire le tour (τρόπος, τροπή) de chaque mot. Voire de chaque lettre.

Myriam Sunnen

 

 

Illustration : Edmond Dune, extrait de L’Offrande tropicale. Essai simultané de localisation, piégeage & naturalisation du mot Tropiques (Dire, nouvelle série, no 3, automne-hiver 1966-1967, numéro dédié à Dune). Photo : Marc Siweck. Collection  

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