Ronds, en métal noirci par le temps et monogrammés « M STH » (pour Émile Mayrisch et Aline de Saint-Hubert), ils étaient au nombre de quatre, soit deux paires de tailles différentes. Roland Hoff, ancien directeur de la Croix-Rouge luxembourgeoise, avait précieusement conservé ces boutons de livrée dans une pochette avant de les déposer au CNL, un matin de mai 2022. Vestiges d’une famille et d’une époque, ils avaient autrefois orné l’uniforme d’un domestique au service du couple Mayrisch.
Le bouton de livrée, petit accessoire ornemental de l’habillement masculin, rappelle en toute modestie les hiérarchies en vigueur dans les grandes familles bourgeoises du XIXe jusqu’à la première moitié du XXe siècle. Moins convoité que les documents stratégiques de l’industriel Émile Mayrisch, les lettres et éditions rares réunies par son épouse Aline ou les pièces de leur importante collection d’art, il ramène à la vie des existences méconnues. D’ordinaire, les traces des carrières de domestiques sont transitoires, tant les uniformes et accessoires de travail, soumis à l’usure de la tâche, s’abîment et sont remplacés avant de passer à la postérité. Écrivant rarement et à des fins utilitaires, les domestiques génèrent peu d’archives.
Ces quatre boutons de livrée appartenaient-ils à Fernand, Albert ou Jean, à un majordome dont nous ignorons le nom ? Quelques domestiques font de furtives apparitions dans la correspondance d’Aline Mayrisch. Après un séjour à Dudelange en janvier 1920, dans le train du retour, André Gide fait honneur à « l’exquise qualité » des sandwichs confectionnés par la cuisinière Babette (André Gide & Aline Mayrisch : Correspondance 1903-1946, 2003). Lorsque ses hôtes transitent par les gares les plus proches, la maîtresse de maison envoie le « fidèle » Albert Seyler, qui les achemine vers le domaine de Colpach. Quelquefois, les domestiques ne donnent pas satisfaction ou viennent à manquer dans certaines demeures, de sorte que l’on déplore, entre autres nouvelles, les soucis de « contingences ». Les plus fortunés, comme Gide et Schlumberger, emploient des renforts pour ouvrir la saison dans leurs résidences de Cuverville et de Braffy ; les moins aisés (le couple Delcourt-Curvers à Tilff, p. ex.) mettent eux-mêmes la main à la pâte.
Des chambres de bonnes aux cuisines du sous-bassement, à Dudelange et à Colpach, le vaste réseau de domestiques assure le nécessaire lors des nombreux dîners, thés, réceptions et séjours prolongés. Sans eux, impossible de trouver le temps de parcourir la bibliothèque, de rédiger de longues lettres dans le bureau, de vaquer à de stimulantes discussions dans le parc ou encore de s’absenter pour des voyages, soit tous les moments propices à générer les documents, les réflexions et les rencontres dont témoignent aujourd’hui les archives des Mayrisch. Au moment de s’émerveiller de la vie intellectuelle du cercle de Colpach, il n'est donc pas inutile de rappeler la contribution indispensable de cet « autre cercle de Colpach » à son existence. Ou pour le dire avec les mots de Jean Schlumberger : « Car enfin, combien y a-t-il de gens qui puissent consacrer leur activité à ce qui intéresse tout leur être ? Cela sent l’homme qui a toujours eu assez d’argent pour couper aux corvées. » (Aline Mayrisch & Jean Schlumberger : Correspondance 1907-1946, 2000)
Ludivine Jehin
- Illustration : Boutons de livrée ayant appartenu à un domestique au service du couple Mayrisch. CNL, Fonds Aline Mayrisch, L-37 ; III.2-13.