Objet du mois

CALIGARI

Un ciné-poème signé Michel Cadière & Florent Toniello

En 2019, Florent Toniello a fait don au CNL de son exemplaire personnel de CALIGARI ­– un ciné-poème (2018), no 2/4, objet artisanal constitué d’un feuillet plié et confectionné avec la complicité de l’artiste Michel Cadière. Leur travail commun était destiné à intégrer la série « De l’Allemagne » de la collection de « livres pauvres » créée en 2002 par le poète Daniel Leuwers.

Parcouru d’une écriture qui doit composer avec la fibre de l’épais papier, l’objet se feuillette et se déploie. Un poème manuscrit, aux vers numérotés, s’adosse à de minutieuses scènes marginales représentant des séquences du film expressionniste allemand Das Cabinet des Dr. Caligari (1920) de Robert Wiene. La silhouette noire ondulante d’un Cesare tendu entre vie et mort et les yeux exorbités du savant fou Caligari sont injectés de couleurs vives, encastrées dans des formes géométriques. Le texte n’est pas en reste et scande ses propres plans cinématographiques, « [p]alette colorée d’éléments radioactifs ». Au numéro 18 survient une césure : « Ach ! Cesare, somnambule d’esprit, double / meurtrier d’asile, tu tords les synapses ». La voix reprend mais, filant sur quatre surfaces de 17 x 17 cm seulement, elle s’éteint au numéro 24, « comme un tableau qui prend mort ». 18 i/s, c’est la vitesse à laquelle fut tourné le film fantastique de Wiene. Bien qu’elle puisse paraître lente à l’œil qui s’est désormais habitué à des films comptant en moyenne 24 images par seconde, elle emboîtait à l’époque la vision accélérée d’une modernité tant démentielle que jubilatoire.

Privilégiant les techniques de l’écriture, du dessin et de la composition à la technologie, Florent Toniello et Michel Cadière parviennent à reproduire l’irritation qui sous-tend le film que Wiene tourna dans un décor de carton-pâte dont les formes altérées et proportions oniriques se mettaient au service de la folie et exacerbaient l’étrangeté de la narration. Collages, contrastes, multiplication des détails − les deux auteurs du ciné-poème font naviguer l’œil entre plans visuels et segments textuels tout en l’empêchant de saisir « l’ensemble ». Tandis que le « metteur en images » Michel Cadière fracture les perceptions, Florent Toniello ponctue. L’on vient à peine de lire « Jane, reine / de pellicule à l’amant double, tu / courbes les ongles aigus », que l’on est tenté de revenir en arrière : les coins hérissés de la couverture sont-ils destinés à meurtrir notre entendement ?

Comme dans le Caligari de Wiene, le ciné-poème laisse peu de place à la certitude et propose de multiplier les angles. Il ouvre même sur une troisième dimension : une fois retourné, il dévoile un éblouissant palais des glaces miniaturisé, digne de ceux qui, depuis des siècles, tentent d’amuser le visiteur par la désorientation sur les fêtes foraines. Justement : c’est bien de ce terrain de jeu et d’illusion que part le récit de Das Cabinet des Dr. Caligari.

Le « livre pauvre » n’est réalisé qu’en très peu d’exemplaires (de 4 à 7). Il renonce aux intermédiaires, n’est pas destiné à la vente et sillonne le monde au gré d’expositions qui lui sont dédiées. Rejoignant une longue liste de noms parfois célèbres (comme ceux de Michel Butor ou Henri Meschonnic) et croisant d’autres auteur(e)s et artistes luxembourgeoi(e)s (Anise Koltz, René Welter, Robert Brandy ou encore Roger Bertemes) au sein de cette collection non-close, Michel Cadière et Florent Toniello s’inscrivent comme eux dans une chaîne de résistance à l’appropriation mercantile de l’art. « [T]u réponds en couleurs sans rien dire et moi je réponds de toi »[1]. Difficile de nier la richesse de ce compagnonnage littéraire et artistique, tel qu’évoqué par l’écrivain Max Fullenbaum. « Ach ! »

Ludivine Jehin

 

[1] Max Fullenbaum, « Féerie du livre pauvre ». In : Daniel Leuwers, Richesses du livre pauvre, Paris, Gallimard, 2008, p. 160

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