Outre leur vernis craquelé et leurs cordes usées par le temps (s’ils en disposent), les instruments du petit musée du Conservatoire de Luxembourg ont une caractéristique commune. Contrairement à ceux qui résonnent ailleurs dans ce que Dana Rufolo appelle le « Singing Building », ils sont silencieux. S’ils sont exposés dans des vitrines, c’est qu’ils ne trouvent plus guère de place ni dans les orchestres ni dans les salles de cours. Et pourtant, cet enfermement même a permis à l’un d’entre eux de faire entendre sa voix : d’abord à travers le livre I Am Viola da Gamba, où une viole de gambe décorée d’une tête de femme s’anime et raconte sa vie, ensuite dans le cadre d’une manifestation organisée au Conservatoire le 27 avril 2013, au cours de laquelle les textes du livre furent récités et accompagnés à la viole de gambe.
Éclipsées par le violon, l’alto et le violoncelle dès la fin du XVIIIe siècle, les gambes sont facilement reconnaissables à leurs épaules tombantes et au nombre de cordes (six, contre quatre pour leurs cousins modernes). Certaines se jouaient a bracchio (c’est-à-dire à la manière du violon moderne), d’autres se pratiquaient a gamba, c’est-à-dire placées sur ou entre les genoux du musicien. La gambe mise en scène par Dana Rufolo – une copie d’un instrument baroque réalisée au XXe siècle – appartient à cette deuxième catégorie. Évoquant l’allégorie de la Justice et surtout certaines violes d’amour, sa volute est ornée d’une tête de femme aux yeux bandés – un symbolisme qui, d’après Dana Rufolo, renvoie moins à l’amour aveugle que les luthiers y voient volontiers qu’à une capacité d’écoute que la gambe nous inviterait à développer.
Sans doute inspirée par son anthropomorphisme, peut-être aussi par son nom très féminin, digne d’une princesse (la particule…) mais en même temps associé à une forme de vulnérabilité (à travers le verbe « violer »), Dana Rufolo fait parler la viole de gambe à la première personne, en vers libres. L’instrument évoque ses propriétaires successifs, ses déménagements, les regards que lui jettent les élèves du Conservatoire. I Am Viola da Gamba n’est pas la seule œuvre à être fondée sur ce type d’animation ou de personnification. Que l’on songe par exemple à la célèbre photo de Man Ray rapprochant le dos dénudé d’une femme d’un violon (Le Violon d’Ingres, 1924) C’est aussi en usant de la première personne du singulier que Wolf Wondratschek retrace la vie mouvementée de Mara, le célèbre violoncelle construit par Stradivarius (Mara, 2003). Enfin, sans adopter le point de vue d’une gambe, le roman Tous les matins du monde de Pascal Guignard (1991) et son adaptation cinématographique par Alain Corneau ont largement contribué à faire connaître les instruments baroques auprès du grand public. I Am Viola da Gamba retient avant tout l’attention parce que l’instrument exposé au Conservatoire y est présenté comme un symbole du Luxembourg tel que l’a compris l’auteure luxembourgeoise d’origine américaine. Étant une simple copie, la gambe incarne une beauté humble, que les Luxembourgeois devraient considérer comme un atout majeur de leur pays.
Issu du Fonds Dana Rufolo du CNL, le tapuscrit d’I Am Viola da Gamba rappelle les circonstances dans lesquelles le projet a éclos. Le dessin de la page de couverture a été réalisé par Elisa Hörhager, la fille de l’auteure, qui suivait des cours de violoncelle au Conservatoire (ce qui explique peut-être pourquoi elle a conféré à la gambe des ouïes en forme de f, semblables à celles d’un violoncelle – et une tête-volute nettement surdimensionnée, très humaine). C’est en attendant sa fille que Dana Rufolo découvrit un jour la viole de gambe dans la vitrine du petit musée et y vit à la fois un objet susceptible de symboliser le Luxembourg et un sujet de livre. « Hasard objectif », diraient les surréalistes.
En exposant ce dessin d’une pièce de musée dans une autre vitrine, celle réservée aux « objets du mois », nous muséifions certes doublement un instrument qui se plaint de ne plus trouver d’archet à ses cordes. Mais le livre de Dana Rufolo montre aussi que les témoins du passé engagent parfois le dialogue avec les vivants. Si la viole de gambe du Conservatoire enlevait son voile, elle verrait d’ailleurs qu’en ce mois de mars 2019, un violon baroque est construit à quelques mètres de sa cage en verre. Sans doute l’entend-elle, d’ailleurs.
Myriam Sunnen
Légendes:
1. Tapuscrit du livre I am Viola da Gamba of the Singing Building, de Dana Rufolo. Page de couverture, avec un dessin d’Elisa Hörhager. Fonds Dana Rufolo du CNL (L-0243; I).
2. Dana Rufolo, I am Viola da Gamba of the Singing Building, éditions Schortgen, 2005.
3. La viole de gambe exposée au Conservatoire de musique de la Ville de Luxembourg. Photo : Jens Müller.
4. Video: Extraits du spectacle « I am Viola da Gamba » organisé au Conservatoire le 27 avril 2013.
Actrices : Dana Rufolo et Elena Vozarikova.
Viole de gambe : Ralph Rousseau Meulenbroeks.
Texte de Dana Rufolo (extraits de I am Viola da Gamba of the Singing Building).
Musique de Philippe Partridge.
Vidéo : Axel Hörhager.