Il ne contient ni restes de la veille, ni moutarde de marque nationale, ni carottes dans le bac à légumes. Modèle réduit en bois, ce frigo ne préserve pas les aliments, mais il est conservé dans la « chambre froide » ─ le dépôt d’archives ─ du Centre national de littérature. Issu du Fonds Claudine Muno L-215, il fut offert par cette dernière à l’institution en 2005, à l’occasion de ses 10 ans d’existence. L’année précédente, en 2004, Claudine Muno s’était vu attribuer, en ces lieux, le prix Servais pour son roman frigo. Elle devenait ainsi la plus jeune lauréate du fameux prix littéraire, et s’imposait comme une véritable révélation dans le paysage culturel de son pays, non seulement en tant qu’écrivain (son premier livre remonte à 1996), mais aussi en tant qu’auteure-compositrice-interprète (en solo ou en groupe, notamment avec Claudine Muno & the Luna Boots et, plus tard, Monophona).
Le frigo, détourné de sa fonction première, est emblématique de l’univers de sa créatrice. Coloré, il arbore, outre des messages de félicitations et de remerciements calligraphiés, des dessins reproduits à la main et tirés du roman éponyme, lequel trône d’ailleurs, en format miniature, dans la porte intérieure de son compartiment supérieur. Ludique, l’objet traduit un esprit enfantin qui est bien présent dans le roman auquel il fait allusion. Dans frigo, Claudine Muno expose le microcosme décalé et déconcertant de la jeune Charlotte Lützelmann, un personnage lunaire qui, empêtré dans des situations absurdes, évolue dans un monde qu’elle perçoit comme une foire déjantée. En début de roman, affublée d’une permanente grotesque, elle pose péniblement pour une photo de vacances que l’on imagine à mi-chemin entre un portrait d’Amélie Poulain et de Diane Arbus. Le personnage révèle son malaise au travers d’une coiffure ratée ou de sandales trop grandes, mais se rassure aussi au moyen d’objets qui l’entourent (un flacon d’Eau précieuse, une lampe de poche Maglite ou encore un walkman) et qui sont, en réalité, autant de reliques personnelles d’une auteure qui a grandi dans les années 90 et qui dévoile ainsi une âme d’adolescente à la fois mature et en voie de régression.
Dans cet espace romanesque farfelu, la pantoufle de vair de Cendrillon se transforme en dentier de seconde main qui, comme par magie, sied parfaitement aux mâchoires d’une grand-mère adorée ─ un objet insolite qui est ensuite secrètement conservé par Charlotte Lützelmann en souvenir de cette dernière. Le personnage a beau être rêveur, il est tenaillé par des questions angoissantes, parmi lesquelles celles de son identité sexuelle et de la mort constituent des problématiques récurrentes dans l’œuvre de Claudine Muno. Nous avons ici affaire à un « petit » frigo-jouet, mais le « grand frigo », dans le roman du même nom, n’ouvre pas sur un monde récréatif : il est utilisé comme synonyme de la morgue qui accueille la dépouille de la grand-mère décédée. L’objet traduit ainsi un rapport mélancolique à la vie, mais aussi l’effort d’y remédier par l’humour : « [E]t war alles net méi d’selwecht wéi virdrun, wou et nach ganz anescht war » (frigo, Op der Lay).
La porte inférieure du mini frigo s’ouvre sur un espace congélation vide. Depuis le 25 janvier 2017, date à laquelle se tint la dixième séance de la série de lectures « Désœuvrés » au café Rocas, il pourrait lui aussi renfermer un texte approprié. À cette occasion, Claudine Muno y présentait en effet Freezer, un court récit tout aussi burlesque qui donnait la parole aux occupants du tiroir à viande d’un congélateur (François Fillet-Mignon, Kotelett Dillinger ou encore John T-Bone Wayne), tous perturbés par l’arrivée d’un certain Tofu. « Well an der Bibel heescht et, dass Gott d’Déieren op d’Äerd gesat huet an d’Fësch an d’Waasser, mee vun Tofu steet do näischt. » (Freezer)
Ludivine Jehin