Alors qu’on connaissait depuis longtemps l’horloge parlante et même la prévention du suicide par téléphone, les premiers standards poétiques ont créé la surprise en faisant leur apparition dans les années 1970-1980. Leur invention est due au poète et artiste américain John Giorno, qui, dans le cadre d’un projet réalisé au Museum of Modern Art de New York, a enregistré des centaines de poèmes sur un répondeur automatique à partir de 1968-1969. (cf. Katie Geha, “Become Your Own Yawn”, 2011). Proposant quotidiennement pendant quatre ans des textes à écouter par téléphone, l’action « Dial-a-Poem » n’a pas manqué d’inspirer d’autres projets, d’abord à Londres, au milieu des années 1970, puis ailleurs en Europe. Le premier téléphone poétique en langue allemande a ainsi été fondé en 1976 par l’écrivain et éditeur suisse Matthyas Jenny, dont l’idée a été reprise notamment en Allemagne, où plusieurs standards poétiques ont vu le jour dans les années 1980, souvent sous l’impulsion de particuliers. (cf. Heinz Neidel, « Poesie-Telefon », 1985). Après une période de relative accalmie, le téléphone littéraire semble bénéficier actuellement d’un regain d’intérêt, comme l’attestent la mise en place de lignes liées à des événements ponctuels (expositions ou festivals de poésie) et la création de nouveaux standards poétiques.
Le « Poesietelefon » luxembourgeois doit son existence à l’auteure allemande Barbara Höhfeld, qui, en 1983, a eu l’idée de lancer le projet au Grand-Duché où elle vivait, en s’inspirant des modèles étrangers. L’initiatrice s’équipe d’un répondeur, prend contact avec des écrivains, enregistre des textes et lance le premier programme hebdomadaire, qui connaît un franc succès. Entre le 1er et le 8 octobre 1983, 747 personnes ont écouté le poème « Pour illustrer le silence d’une guitare » d’Edmond Dune, d’après un relevé conservé au CNL (Fonds Barbara Höhfeld, L-21). Si ce chiffre constitue un record absolu en termes d’audience (dû entre autres à la curiosité du public), les listes dressées par Barbara Höhfeld entre 1983 et 1987 montrent que le nombre d’appels tombait rarement en-dessous de 200 au cours de la première année, quasiment jamais en-dessous de 100 au cours des années suivantes. Réalisant d’abord seule les enregistrements et les prises de contact, Barbara Höhfeld a bénéficié rapidement de l’aide de quelques ami(e)s, avant d’être soutenue par une association sans but lucratif créée à cette fin. Après la dissolution de l’a.s.b.l., fin 1987, le « Poesietelefon » a été géré par l’association culturelle « Spektrum 87 », ensuite par l’a.s.b.l. « Infotelefon ». Entre octobre 1999 et mai 2000, le « Lëtzebuerger Schrëftstellerverband » et son secrétaire Jhemp Hoscheit se sont chargés des prises de contact avec les auteurs afin que ceux-ci enregistrent leurs poèmes.
Comme le montrent les archives du Fonds Barbara Höhfeld du CNL (qui concernent la période 1983-1987), les textes diffusés par le « Poesietelefon » luxembourgeois étaient remplacés chaque semaine, les responsables respectant, du moins jusqu’en 1987, une stricte alternance entre les trois langues du pays. Parmi les écrivains représentés, on trouve des Luxembourgeois dont les textes étaient en principe diffusés en version originale, de grands auteurs français ou allemands, ainsi que des auteurs portugais, italiens, grecs ou espagnols, que le public luxembourgeois avait souvent l’occasion de découvrir à travers un enregistrement bilingue, comportant des textes en langue originale et leur traduction dans l’une des langues du pays. Les textes étaient lus soit par leurs auteurs, soit par Barbara Höhfeld ou des membres de l’a.s.b.l., soit par des comédiens professionnels. Une émission durait environ cinq minutes.
Le programme du « Poesietelefon » était en général annoncé dans la presse. Barbara Höhfeld et l’a.s.b.l. ont toutefois aussi lancé des campagnes publicitaires, dont témoignent un film d’animation réalisé par Pascale Velleine en 1983 et plusieurs affiches conservées au sein du Fonds Barbara Höhfeld du CNL. Faisant peut-être allusion, par l’index du personnage tendu vers l’écouteur, à l’un des gestes les plus célèbres de l’histoire de l’art, souvent imité et parodié, cette affiche (22 × 29 cm) réalisée par Bady Minck en 1983 ou 1984 invite les auditeurs potentiels à se laisser éclairer par l’étincelle vivifiante de la poésie, susceptible de jeter une lumière inédite sur leur quotidien. D’après un poème de Barbara Höhfeld, le « Poesietelefon » contribue par ailleurs à assurer la survie de la parole dans un monde menacé par la désertification, où la poésie permet de se ressourcer : « Worte in der Wüste / Wanderdüne deckt die Karawane zu / noch ehe sie verdurstet / Aber die Muschel in der Wüste / hütet das Wort. » (B. Höhfeld, « Poesietelefon »).
Myriam Sunnen
Ill.2: Affiche réalisée par Pascale Velleine, Fonds Barbara Höhfeld du CNL, L-21.
Film d’animation de Pascale Velleine (1983) (collections du CNL)
Musique : « The Unknown », de Ralph Dollimore (Group-Forty-Orchestra).