La pièce est réputée difficile, et les critiques supputent qu’elle n’attirera pas foule, mais sur une photographie représentant les deux acteurs Tun Deutsch et Philippe Noesen devant une affiche annonçant l’événement qui se tiendra boulevard Poissonnière à Paris, on sent une certaine fierté. Le désir d’immortaliser la scène se comprend : en 1971, soit sept ans après sa création, la troupe du Centre grand-ducal d’art dramatique (aujourd’hui Théâtre des Casemates) exporte, pour la première fois dans l’histoire dramatique grand-ducale, une création dans un théâtre parisien. Deutsch et Noesen, accompagnés des trois acteurs français Patricia Vilon, Jacques Frantz et Patrick Messe, joueront La prochaine fois je vous le chanteraide James Saunders au Théâtre des Nouveautés.
Invitation, injonction ou boutade, l’affiche réalisée par Pit Weyer entretient le mystère d’un titre faussement désinvolte : elle montre un colosse barbu et renfrogné, coiffé d’un énorme point d’interrogation qui lui donne des allures de Grand Schtroumpf. Autour de lui, le paysage stylisé ressemblerait à un jardin d’Eden si des détails humoristiques ‒ à gauche, deux paires de jambes dépassent d’un buisson ; à droite, un personnage doté d’une auréole s’envole littéralement hors du cadre ; à l’arrière-fond, il faut aiguiser son regard pour distinguer, à l’embrasure d’une petite fenêtre de cabane, les traits d’un visage défiant toutes les lois de proportion ‒ ne bouleversaient l’impression première. Mais on nous l’annonce : nous apprendrons « la vérité sur l’ermite de Great Canfield ».
Le résumé de l’œuvre, monté comme un dossier de presse décalé avec des données pseudo-biographiques et des publicités personnalisées au dos de l’affiche, nous fait comprendre que cinq personnages vont tenter de décrypter le sens de la vie de l’ermite Alexandre James Mason, né en 1857. Le choix de cette pièce n’est pas seulement significatif quant à sa réflexion existentielle. Il démontre aussi la volonté du Centre de proposer des textes d’auteurs contemporains et prouve l’adhésion de Tun Deutsch et de ses amis au théâtre de l’absurde (Ionesco, Camus, Beckett et Saunders, avec Ein unglücklicher Zufall, avaient déjà été joués entre 1965 et 1970). Malgré de modestes moyens, la troupe a de l’ambition et, comme en témoignent l’affiche de Pit Weyer et les photographies d’un « Toon Deutsch » (variante orthographique qui, repérée dans le Figaro du 24 mai 1971, semble taillée pour un personnage de bande dessinée) gentiment halluciné avec une barbe d’ermite décrochée, le sens de la dérision.
L’aventure parisienne, qualifiée de « kulturelles Ereignis » par le Tageblatt du 28 mai 1971, se lit au travers de documents issus du Fonds Théâtre des Casemates CNL T10. Confiés au CNL en 2015, ils furent, pour certains, préalablement classés par Pierre Capesius. C’est ce travail d’archivage et de transmission qui permet, aujourd’hui, de consulter le dossier « Saunders. La prochaine fois je vous le chanterai » et de retracer, à l’aide de coupures de presse, de contrats d’engagement, d’un programme du Théâtre des Nouveautés, ainsi que des photographies et de l’affiche mentionnées, l’histoire de ce que Roger Bruge nomme, dans le Républicain Lorrain du 30 mai 1971, une « douce audace ».
Ludivine Jehin
→ Sur l’histoire du Théâtre des Casemates, voir notamment : Centre Grand-Ducal d'art dramatique (éd.), 50 Jahre Kasemattentheater. 1964 – 2014, Luxembourg, 2014.
→ Illustrations : Dossier, affiche de Pit Weyer et photographies représentant Tun Deutsch et Philippe Noesen issus du Fonds Théâtre des Casemates CNL T10.