Un échantillon de bouts d’écorce arrive par courrier postal à Mersch, prélevé du tapis de « mulch » qui jonchait la scène lors des représentations de Luonnollisesti. D’entrée de jeu, la voix du monologue écrit par Stéphane Ghislain Roussel (Éd. Hydre, 2024) nous demande : « Regardez-moi bien ». C’est noté.
Luonnollisesti, « naturellement » en finlandais, est un texte inspiré de la vie de Marja-Leena Junker et porté par elle sur scène. Entre le Luxembourg et la Finlande, il met en miroir son métier d’actrice, sa pratique plutôt urbaine et la présence de la nature au cœur du travail et de la vie de cette femme. Dès lors, le récit a tôt fait de quitter les planches pour emprunter des chemins de traverse. L’attrait des arbres est essentiel, parmi les « forts médiévaux et bois touffus » de la campagne luxembourgeoise, mais surtout depuis le mökki, la cabane finlandaise où vit désormais l’actrice, « hors-champ, loin d’ici, une dame âgée comme il y en a tant ». Au milieu des sapins et des bouleaux, la voix de Luonnolisesti remonte le courant froid jusqu’à l’enfance. « J’ai sept ans, avec deux nattes blondes, entourée de mes quatre sœurs, plus âgées, blondes aussi. SOURIRE. Vêtue d’une petite robe à carreaux, typique de l’époque. À côté, il y a deux grands gaillards, nos frères. Ils n’ont que douze et treize ans, mais ils ont l’air de géants. La scène se déroule à Padasjoki, notre lieu de naissance. »
La famille vit en face du lac Päijänne, près d’une scierie. La petite fille conserve une grande boîte blanche confectionnée par un puuseppä, « tailleur de bois ». Une boîte à trésors ou à secrets, dont la voix extrait un souvenir de soir de décembre. Adolescente, la voilà partie avec des amies pour rejoindre un bal dans une taverne isolée dans les bois. Elles prennent soin d’emporter des chaussures de marche et de danse, dissimulant la paire robuste dans un terrier le temps de s’amuser. Mais la soirée tourne mal, et la jeune femme quitte la fête précipitamment. Oubliant toutes les précautions requises par le froid extrême, elle s’enfonce dans la forêt avec des vêtements et des escarpins trop légers, et se perd. Alors qu’elle se réfugie contre un arbre et lutte pour ne pas sombrer, un coucou surgit de nulle part. La jeune femme compte le nombre d’appels : la légende veut qu’il lui reste autant d’années à vivre. Une claque de son frère la ramène ensuite à la réalité.
Puisque la voix de Luonnollisesti est celle d’une femme de quatre-vingts ans, la prédiction ne fut pas fatale. L’âge, cependant, peut l’être quand on est actrice. « Vous savez, quand j’ai commencé mon métier, je n’y pensais pas. Puis, peu à peu, c’est devenu une véritable obsession : vieillir. Passé un certain âge, quels rôles allaient pouvoir m’attendre ? » L’actrice évoque la hantise du « banc de touche ». En revanche, quand elle joue Myrtle Gordon dans une version scénique de Opening Night de John Cassavetes, ou Madeleine dans Savannah Bay de Marguerite Duras, cette même fragilité a ses beautés. En songeant à ses voyages, à ses rôles, à la canopée, la voix estime avoir eu « beaucoup de chance ».
Aux archives, la vieillesse est une alliée. Dans la boîte en carton du Fonds Stéphane Ghislain Roussel L-332, les copeaux de Luonnollisesti sont à l’abri, comme les chaussures de marche dans leur terrier. Ils guideront vers le monologue écrit autant qu’ils permettront, à la manière d’Agnès Stienne dans son ouvrage Bouts de bois (Éd. Zones, 2023), de remonter « des objets aux forêts ».
Ludivine Jehin
Légende illustration : Bouts d’écorce issus de la mise en scène de Luonnollisesti par Stéphane Ghislain Roussel. CNL, Fonds Stéphane Ghislain Roussel, L-332.
Bande-annonce de Luonnollisesti lors des représentations avec Marja-Leena Junker au Escher Theater en mai 2024.