« Ma librairie, j’écrirai peut-être le poème de toute cette dinguerie livresque qui se bouscule ici autour de moi. Je vis pour et avec ces piles et liasses de papier. C’est une manière d’être, une façon de vivre. » [Le silence inutile, 1991, p. 175]
Cette « dinguerie », Lambert devra l’écrire ou plutôt la réécrire depuis cette nuit tragique du 18 avril 2015, nuit pendant laquelle un feu s’est déclaré dans la maison–bibliothèque à Eschweiler. Durant les trois jours qui ont suivi, les pompiers ont lutté contre des flammes ravivées à plusieurs reprises en raison des bourrasques de vent et des morceaux de charbon incandescents disséminés par ces dernières. Le second étage de la demeure, contenant une partie de la bibliothèque et la grande majorité des manuscrits de l’écrivain, a été complètement ravagé par les flammes.
Le livre Études sur Tchouang-Tseu de Jean François Billeter, paru aux Éditions Allia à Paris en 2006, est un des témoins de l’incendie. Tchouang-Tseu était un penseur chinois du IV-IIIe siècle av. J.-C. et, avec Lao-Tseu, un des pères des textes essentiels concernant le taoïsme. Jean-François Billeter, sinologue suisse né à Bâle en 1939, nous livre ici une traduction et une interprétation du texte de Tchouang-Tseu, nommé le Zhuangzi. Le document présent comporte, comme chaque livre de Lambert Schlechter, sa signature et le lieu et la date d’achat, en l’occurrence « Paris, May 07 ». Il se trouvait probablement dans la chambre chinoise au premier étage dont les 9/10e ont été détruits. Les annotations et soulignements dont l’objet est pourvu constituent une sorte « d’indexation » - ils facilitent la recherche de mots-clefs faisant échos à d’autres textes ou marquant des passages propices à de nouvelles réflexions.
Le livre porte les traces du feu ; ses côtés sont carbonisés sur une surface de 2 à 3 cm et s’effritent. Toutefois, le dos ne présente presque aucune marque du sinistre. Le corpus est intact et le texte parfaitement lisible. Le livre n’a pas brûlé entièrement parce que l’étagère sur laquelle il reposait était bien remplie et que les oeuvres s’y trouvaient un peu à l’étroit. Par conséquent, l’oxygène n’a pas pu circuler librement entre les volumes comprimés. De ce fait, l’exiguïté de l’emplacement a contribué à sauver les oeuvres. Suite à l’extinction de l’incendie, qui a nécessité plusieurs milliers de litres d’eau, l’ouvrage présente des tâches d’eau à l’intérieur, mais seules les pages de garde sont collées. Il s’en dégage toujours une légère odeur de brûlé.
Une partie de la bibliothèque de Lambert Schlechter pourra être reconstituée dans la nouvelle demeure de l’auteur à Wellenstein. Malheureusement, toutes les annotations, post-it et surlignages insérés dans les livres depuis des décennies sont perdus. Cependant, des exemplaires de remplacement trouveront leur place sur les étagères neuves, avec de nouvelles interprétations, de nouveaux passages à repérer et de notes au goût du jour, un travail de mémoire qui peut être envisagé « comme si la mort n’existait pas » [L’envers de tous les endroits, 2010, p. 13].
Daphné BOEHLES