Depuis le premier palier de l’escalier en chêne qui dessert les différents étages du Centre national de littérature, un tableau, très sombre, veille sur le flux des passants. L’habitué n’y prête plus guère attention. Celui qui découvre les lieux, en revanche, marquera forcément un temps d’arrêt devant ce portrait de femme à la beauté vaguement sévère.
Sur la toile obscure, quelques rares points lumineux captent le regard : un col blanc, rigide, boutonné jusqu’au cou. De l’arrière-fond brunâtre se détache une robe sans forme, semblable à une soutane. Rien d’ostentatoire, à peine quelques discrets accessoires : une paire de gants pour la pose, un bracelet lisse, des boucles d’oreilles et une large broche, ovale. L’allure générale, élancée et solennelle, suggère d’emblée une dame d’un certain rang. L’effet est étrange : les traits, doux, n’invitaient pas à une telle austérité.
Caroline Servais-Collart (1833-1883) est chez elle dans la « Maison Servais » qu’elle dirigea en tant qu’épouse de Joseph Servais (1819-1890) et mère de trois enfants. Pourtant, dans le regard altier qui fait face, on devine une inquiétude, un manque de sérénité, voire une certaine tristesse. C’est que cette femme, telle qu’elle est représentée par le peintre Michel Heiter (1860-1906) en 1898, incarne un souvenir. Réalisé à titre posthume, le tableau puise sa force dans les réminiscences de ce que fut Caroline Servais avant 1870, année fatidique au cours de laquelle la jeune femme fut victime d’un grave accident ferroviaire qui, à trente-sept ans, la laissa défigurée. Affaiblie, elle vécut alors recluse, sous la garde de sa mère, Edmine Collart (1803-1889), qui vint habiter une maison spécialement érigée pour elle, jouxtant aujourd’hui encore l’annexe du CNL. Caroline Servais décédera en 1883 des suites de ce traumatisme.
Un portrait aussi dépouillé invite à s’attarder sur les détails. À première vue, la broche ovale, nichée près du col, fait foncièrement penser à un camée. Pourtant, elle ne présente aucun profil. C’est au regard de l’histoire de sa propriétaire que l’éventualité d’un effacement affleure. Peut-on y deviner, de la part de l’artiste qui participait d’une reconstitution, une discrète mise en abyme du sujet choisi ?
Le cadet des enfants de Joseph et Caroline Servais-Collart, Félix (1873-1916), naquit après l’accident de 1870. Pour le futur écrivain de la famille, qui se distinguera par une vie de bohème et une production littéraire atypiques, la femme que nous admirons sur le tableau s’apparentait à un insondable fantôme. L’homme sera marqué à vie par la détresse de sa mère et la dure réalité de son enfance : « Déjà mon œil d’enfant s’est nourri de ténèbres. » (26.01.1904, Archives famille Servais). Le poète, lui, se mettra en quête de « la seule Beauté » (12.07.1903, Fonds Félix Servais CNL L-132).
Ludivine Jehin