Le monocle du Monocle de Stéphane Ghislain Roussel

monocle

Il y a ce regard, insolent et indolent ; le teint blafard et le rouge criard ; la fumée suffocante et l'ivresse du verre à portée de mains fébriles. Malgré le titre de la toile, Portrait de la journaliste Sylvia von Harden, réalisée par Otto Dix en 1926 et exposée au Musée National d'Art Moderne, Centre Pompidou, à Paris, l'hésitation, inéluctable, s'installe : a-t-on vraiment, sous les yeux, l'image d'une femme ? Au-delà de l'extrême lassitude du personnage représenté, le tableau dégage la force d'une agression. Ce pourrait être une allégorie de la solitude, vue à travers le verre esseulé d'un monocle.

C'est précisément ce petit objet circulaire qui se trouve au coeur de Monocle, portrait de S. von Harden, une pièce bilingue, française et allemande, que Stéphane Ghislain Roussel conçoit au TNL en novembre 2010 et publie en 2012. L'auteur s'y nourrit du tableau de Dix pour donner vie au monologue de Sylvia von Harden, apparition surréaliste qui plante le sulfureux décor d'un Berlin de l'entre-deux-guerres. Fidèles au cosmopolitisme ambiant des années folles, Stéphane Ghislain Roussel et Luc Schiltz ont, depuis la création de la pièce, promené la robe à carreaux rouges et noirs et la silhouette déglinguée de Sylvia von Harden à Berlin, Bruxelles, Paris ou encore Gera, où se trouve le musée Otto Dix. Sur scène, Luc Schiltz donne au personnage toute l'ampleur de son androgynie. L'acteur se prête au jeu des métamorphoses, la voix aiguë, voire stridente, la cigarette nerveuse, le monocle vissé sur un oeil hagard. Oscillant entre hystérie et implacable lucidité, raideur et convulsion, il incarne le désespoir et la fièvre d'une femme malade d'un univers dont elle fait partie, mais qu'elle dissèque néanmoins sans complaisance.

Sur toile comme sur scène, Sylvia von Harden donne d'elle-même une image sans concession. Le nom hache des sonorités dures, que son amant même, Ferdinand Hartkopf, n'adoucit pas. Écartant toute séduction, elle incarne les mutations d'une époque « où l'important n'est plus la beauté de la femme mais plutôt son émanation psychique » (Monocle, Luxembourg, Hydre éd., p. 20). Les cheveux courts, la cigarette publique et l'ambiguïté sexuelle affichée traduisent, en filigrane, le courage de la transgression et le mépris des conventions. Dans ce portrait volontairement extrême, ce sont les contrastes qui offrent le kaléidoscope d'une personnalité aussi complexe que le choc de la transition entre un monde d'avant et d'après-guerre.

Reste, dans cette vision acérée, la rondeur du monocle, une coquetterie de dandy qui semble presqu'attachante parce que désespérément dérisoire. En décembre 2013, la monture noire encore maculée de la colle qui le fixa obstinément à l'oeil de Luc Schiltz, ce vestige du personnage démantelé de Monocle a quitté la scène après 40 représentations et a intégré, accompagné notamment d'une photographie de Philippe Galowich, le Fonds Stéphane Ghislain Roussel L-332 du CNL, créé grâce à un don de l'auteur.

Ludivine Jehin

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